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La fabuleuse histoire de la cuisine française ( suite )
» Le seul maître que Talleyrand n’ait jamais trahi est le fromage de Brie « .
Ce jugement sévère d’un ennemi de l’évêque d’Autun rend du moins hommage au gastronome qu’il fut. Antonin Carême, dont nous avons vu la sévérité envers Cambacérès, est au contraire tout miel pour Talleyrand :
» Ah ! quelles différence entre la vilaine maison de Cambacérès et la grande, digne demeure du Prince de Bénévent… On n’y emploie que les productions les plus saines et les plus fines. Là, tout est habileté, ordre, splendeur. Le talent est heureux et haut placé. Le cuisinier gouverne l’estomac. Qui sait, il influe peut-être sur la grande pensée du ministre… »
Talleyrand passe chaque matin une heure dans ses cuisines : les serviteurs lui racontent en toute liberté ce qu’ils ont entendu au dîner de la veille et, bien sûr, on élabore le dîner du soir.
Le dîner est le repas principal du ministre ; le matin, il se contente de plusieurs tasses de camomille et n’interrompt son travail que vers midi pour manger une ou deux soupes.
Le soir est la grande affaire. Le Prince est très au fait des subtilités de la cuisine et il tient à choisir lui-même ses foies d’oie de Strasbourg, ses foies de canard de Toulouse ou ses mortadelles de Lyon.
Il sélectionne avec le même soin les convives pour lesquels il découpe lui-même les viandes et les volailles. Il les sert aussi avec des propos savamment gradués.
A un monarque, il dit :
» Vote altesse me fera-t-elle l’honneur d’accepter ce morceau de boeuf ? »
A un prélat :
» Monseigneur, prendra-t-il un peu de ce boeuf ?
Et vers le bout de la table, il crie :
» Eh vous ! là-bas ! qui veut du boeuf ? du boeuf… du boeuf… ».
Un cuisinier
Gravure d’Engelbrecht. Paris, bibliothèque des arts décoratifs. Photo Hubert Josse.
L’incroyable carrière de l’évêque d’Autun a pourtant bien failli tourner court lorsque, jeune abbé, sa liaison avec Mme de Flahaut ayant fait scandale, on l’envoie avec deux amis français en Amérique avec mission de se faire oublier. Ils visitent les chutes de Niagara et devant » tant d’eau « , les trois amis se remettent de leurs émotions en buvant de l’alcool de maïs au point de perdre la notion du réel et de signer un engagement dans un régiment de chasseurs de castors…
L’affaire s’arrange finalement, mais Monsieur de Talleyrand-Périgord ne se départira plus jamais de sa méfiance avec l’alcool ; il mange beaucoup mais boit peu et savoure ce peu comme une religion :
» On prend son verre au creux de la main, on le réchauffe on l’agite en lui donnant une impulsion circulaire afin que l’alcool dégage son parfum. Alors on le porte à ses narines, on le respire, et puis on pose son verre et on en parle… « .
Talleyrand a le sens de la comédie et rien, dans son apparente désinvolture n’est laissé au hasard. Le fameux » coup du saumon » en est un exemple typique.
Le poisson manque à Paris et chacun suppute qu’il n’y en aura point au dîner du Prince de Bénévent, or, au troisième service, un laquais apporte un saumon particulièrement beau et volumineux sur un grand plat.
Chacun de s’exclamer. Mais le laquais s’affale et le poisson roule à terre. » Que l’on apporte un autre saumon « , dit le Prince sans s’émouvoir.
L’incident a été prévu et mis en scène. Chez M. de Talleyrand-Périgord rien n’est laissé au hasard ; cet homme n’a point tardé à remarquer un jeune pâtissier dont la vive intelligence l’a frappé autant que les dons culinaires. Le jeun homme achève alors son apprentissage chez le célèbre pâtissier Bailly, rue Vivienne où Talleyrand commande ses repas d’apparat et auquel il emprunte son cuisinier, le célèbre Avice, deux fois par semaine.
L’ex-évêque d’Autun comprend le parti qu’il peut tirer d’un homme ambitieux, facilement jaloux, qui se veut le Roi des cuisiniers et en possède l’étoffe. De là à supposer que Carême est placé par son maître auprès des grands dont les secrets intéressent fort celui qui est maintenant ministre des Affaires Étrangères, il n’y a qu’un tout petit pas à franchir ; les coïncidences sont si flagrantes qu’on peut difficilement ne pas s’y s’arrêter.
Source : La fabuleuse histoire de la cuisine française d’Henriette Parienté et Geneviève de Ternant